La construction de machines intelligentes nous fascine... Au point que le fantasme prend parfois le pas sur la réalité. Mais derrière les déclarations sur la Singularité et le bruit médiatique autour de l’avènement de machines intelligentes, se trouvent de nombreux usages certes moins spectaculaires, mais plus concrets et bénéfiques à la société. Ceux-ci peuvent s’appliquer à de nombreux domaines, mais nous avons fait le choix pour cet article de nous concentrer sur la protection de l’environnement.
Dans les médias et sur les réseaux sociaux, des personnalités de premier plan s’inquiètent du risque que le dépassement de l’intelligence humaine par l’intelligence artificielle ferait peser sur l’humanité. Sur le grand écran, on ne compte plus les scenarii apocalyptiques montrant la domination des machines ou l’avènement de robots tueurs. Bref, les preuves que l’intelligence artificielle exerce sur notre imaginaire collectif un troublant mélange de frayeur et de fascination ne manquent pas.
Au cours des décennies 2000 et 2010, notre appétence pour ce sujet a été âprement nourrie par la multiplication des performances de haut vol de l’intelligence artificielle, largement médiatisées. En 2011, un ordinateur battait à plate couture deux champions humains dans un célèbre jeu télévisé américain. En 2016, un logiciel battait l’un des meilleurs joueurs du monde, au jeu de go, un jeu chinois ancestral aux règles simples, mais à la formidable complexité stratégique, et réputé beaucoup trop complexe pour les machines.
Démystifier le concept d’intelligence artificielle
D’un coup médiatique à l’autre, l’intelligence artificielle semblait inarrêtable : on annonçait déjà l’avènement de la voiture autonome et la fin de la conduite humaine, l’apparition d’intelligences conversationnelles capables de discuter aussi aisément que des humains, voire celle, imminente, d’une intelligence artificielle générale capable de surclasser l’intelligence humaine dans tous les domaines.
On a passé beaucoup de temps à parler de micro-sujets à long terme, comme la question de savoir si l’on peut ou non avoir une intelligence artificielle plus intelligente que l’Homme. Or, s’il est intéressant que des chercheurs travaillent là-dessus, et si cela soulève des questionnements philosophiques intéressants, cela reste un tout petit sujet par rapport à l’ampleur de l’infrastructure numérique dont toute notre vie dépend aujourd’hui
, note Marie David, ingénieur et co-auteur, avec Cédric Sauviat, du livre Intelligence artificielle : La nouvelle barbarie.
Depuis, nous sommes quelque peu redescendus sur terre. La conduite autonome n’a pas progressé aussi vite que prévu, et l’Homme n’est pas encore près de céder sa place à la machine derrière le volant. Quant à la singularité, ce moment fatidique où l’intelligence artificielle dépasserait l’intelligence humaine, elle reste un horizon bien lointain, relevant davantage de la science-fiction que du réel.
C’est d’ailleurs pour dresser un état des lieux de l’intelligence artificielle aujourd’hui que Marie David a décidé d’écrire un livre sur le sujet. À l’époque où nous avons écrit ce livre, de grandes entreprises technologiques disaient que l’intelligence artificielle allait accomplir des miracles, guérir le cancer et mettre fin à la pauvreté dans le monde. Or, dans la pratique, l’intelligence artificielle sert aujourd’hui beaucoup à faire de la publicité en ligne et à maximiser le temps que les utilisateurs passent sur les réseaux sociaux. Il s’agissait aussi de démystifier le concept d’intelligence artificielle : s’il y a bien eu des progrès récents, 90% des algorithmes utilisés aujourd’hui existent déjà depuis longtemps.
Limiter les émissions de CO2 grâce aux algorithmes
Cela ne signifie pas pour autant que l’intelligence artificielle soit incapable de répondre aux attentes qu’elle suscite. Bien au contraire. Débarrassés de nos fantasmes les plus extravagants nourris par la fiction et le marketing, nous pouvons désormais évaluer cette technologie d’un œil plus serein, en nous concentrant sur les applications les plus concrètes et pragmatiques de cette technologie. Des usages peut-être moins spectaculaires et révolutionnaires, mais sans doute plus utiles.
C’est à cette tâche que s’est attelé Vincent de Montalivet, expert en développement durable et intelligence artificielle pour le groupe Capgemini. Dans une étude1 publiée récemment, et qu’il a dirigée, il évalue la façon dont l’intelligence artificielle peut aider à lutter contre le réchauffement climatique, en réduisant les émissions de gaz à effet de serre et accroissant l’efficacité énergétique. Au cours des deux dernières années, l’utilisation de l’intelligence artificielle a permis aux entreprises françaises d’améliorer leur efficacité énergétique de 13%
, note-t-il. Au cours des trois à cinq prochaines années, l’usage de cette technologie pourrait leur permettre de baisser encore leurs émissions de 16% supplémentaires, selon l’étude.
Vincent de Montalivet dénombre trois grands types d’usages de l’intelligence artificielle susceptibles de permettre la protection de l’environnement. Il y a d’abord les algorithmes utilisés pour anticiper les risques climatiques : tremblement de terre, tornades, montée des eaux... Autant de phénomènes que l’intelligence artificielle permet de mieux prévoir, et donc de mieux s’y préparer.
L’intelligence artificielle permet également, selon lui, d’améliorer la mesure de l’impact climatique de différents biens et services. Aujourd’hui, pour mesurer l'empreinte carbone d’un lot de bouteilles de jus de fruits, par exemple, on prend le facteur émission d’une tonne de verre, on le multiplie par le nombre de tonnes nécessaire pour fabriquer la quantité de bouteilles qu’on veut produire, et on ajoute le bilan carbone du jus que l’on veut mettre à l’intérieur.
Avec l’intelligence artificielle, on peut obtenir une mesure plus proche de la réalité en intégrant d'autres types de données : d'où viennent ces bouteilles, ont-elles été approvisionnées localement ou non, ont-elles été acheminées en train ou en avion, le verre est-il du verre recyclé ? On obtient ainsi un coût carbone à la sortie de l’usine beaucoup plus précis qu’avec une simple multiplication.
Elle permet, enfin, d’œuvrer à la réduction de cet impact. L’intelligence artificielle permet de faire de l’optimisation, par exemple en prédisant l'évolution de la demande et en ajustant la production en fonction, afin de limiter les stocks et les invendus, d’améliorer le fonctionnement des transports ou la synchronisation des machines dans une usine... Autant de façons de déterminer les paramètres optimaux pour produire le mieux possible avec le minimum d’énergie.
Les algorithmes contre les parasites forestiers
Pour Marie David, s’ils font rarement la une de l’actualité, les problèmes d’optimisation sont en effet un domaine dans lequel l’intelligence artificielle excelle. Ce sont des problèmes dans lesquels il y a des motifs que les algorithmes peuvent apprendre à reconnaître après avoir été entraînés sur un nombre suffisant de données. Cela inclut l’optimisation de la grille électrique ou des transports pour économiser de l’énergie.
Elle a de son côté créé une société, Carbometrix, qui permet aux entreprises de mesurer avec précision leurs émissions carbone. Si elle peut pour l’instant se passer de l’intelligence artificielle, elle pense y recourir lorsque sa croissance la mènera à traiter des volumes de données plus importants.
La reconnaissance d’images est une autre piste fertile, selon elle. Il y a notamment des cas d’usage autour du traitement de l’imagerie par satellite dans l’agriculture, afin d’optimiser les récoltes.
Coupler la technologie spatiale avec les algorithmes ouvre ainsi des perspectives inédites.
Nous avons rencontré une entreprise forestière suédoise qui doit gérer des centaines de milliers d’hectares. Ils rencontraient un important problème de déforestation lié à un coléoptère qui envahissait et tuait de nombreuses pinèdes. L’usage d’algorithmes d’intelligence artificielle analysant des images prises par satellite leur a permis de surveiller et identifier plus facilement les zones attaquées et ainsi de traiter le problème avant qu’il ne cause de gros dégâts. Ce type d’usage est capital dans la mesure où les forêts permettent de capter entre 10 et 15% du CO2 émis chaque année dans le monde
, raconte Vincent de Montalivet.
L’ère de la grande optimisation
Les possibilités offertes par l’intelligence artificielle ne se limitent pas à la préservation de l’environnement. De nombreuses expérimentations sont également menées dans la sphère médicale, afin d’assister la pose de diagnostic, faciliter la réception et la lecture des comptes rendus de biologie médicale par les patients, permettre la découverte de nouveaux médicaments, classer la documentation, ou encore collecter et analyser les données de santé non structurées.
Mais aussi dans l’éducation, où l’intelligence artificielle conversationnelle pourrait permettre d’assister les élèves en dehors des salles de classe, les algorithmes proposer un curriculum personnalisé à chaque élève, et l’automatisation libérer l’enseignant des tâches administratives chronophages pour se concentrer sur l’éducation des élèves.
Toutefois, comme le note Vincent de Montalivet, si la quasi-totalité des acteurs que nous avons consultés dans le cadre de l’étude disent avoir conscience des opportunités offertes par l’intelligence artificielle, seuls 3% d’entre eux ont mis en place à l’échelle industrielle un cas d’usage susceptible de réduire significativement les émissions de CO2.
La faute, selon lui, à un manque de fondations solides autour des données et de l’intelligence artificielle dans les organisations, ainsi qu’à une pénurie de talents disponibles. Formation et éducation sont donc le nerf de la guerre pour que l’intelligence artificielle puisse exprimer son plein potentiel.
En gardant également à l’esprit que, comme le suggérait Marie David, l’intelligence artificielle ne peut pas faire de miracles. Elle sert surtout, quel que soit son domaine d’application, à optimiser, peaufiner et améliorer, autant de changements incrémentaux qui, à l’échelle, finissent par faire la différence. La démocratisation de l’intelligence artificielle marquera donc moins une grande révolution qu’une grande optimisation.