Comment les territoires s’adaptent à l’ère du travail hybride

Depuis la pandémie, le travail hybride est devenu une tendance durable, avec des conséquences non seulement pour les salariés et leurs entreprises, mais aussi pour les territoires. Comment ceux-ci peuvent-ils se réorganiser pour s’adapter à cette nouvelle donne ? Quelques éléments de réponse avec nos deux experts.

Jean Viard est un sociologue ayant notamment travaillé sur l’aménagement de l’espace, les temps sociaux et la mobilité.

Alexandra Villegas est associée chez STUDIOS Architecture, une agence d’architecture qui a développé de nombreux bâtiments tertiaires et espaces de travail, notamment pour des entreprises de la tech.

Alors que la pandémie commence à s’éloigner, quelles transformations durables a-t-elle imprimées au monde du travail ?

Alexandra Villegas : Pendant le Covid, le génie du travail hybride est sorti de la lampe. En France, on télétravaille aujourd’hui en moyenne deux jours par semaine (2,2 à Paris). Nombre de salariés se sont installé un coin bureau chez eux, et la visioconférence est devenue un élément essentiel dans la manière de travailler. Cela implique d’une part une réduction des surfaces de bureau : l’un de nos clients, leader des télécoms, est par exemple en train de réduire de 40% son empreinte immobilière dans le monde.

D’autre part, les entreprises sont invitées à repenser ce qui conduit leurs employés à se rendre au bureau, à s’interroger sur la valeur ajoutée de ceux-ci par rapport au travail à domicile. Ce qu’il ressort de cette interrogation, c’est que le bureau constitue d'abord un espace de socialisation (on y va pour voir ses collègues), qui doit donc absolument proposer des espaces où l’on peut se rencontrer de façon informelle, échanger et collaborer : cafés, terrasses, jardins, cafétérias, etc. Ensuite, le bureau est aussi un espace mieux équipé que le domicile, où l’on se rend par exemple pour bénéficier d’outils numériques plus efficaces, comme des salles de visioconférence avec une excellente connexion, une bonne luminosité, un espace adapté, etc.

Jean Viard : C’est d’autant plus frappant qu’avant la pandémie, la France était en retard sur le télétravail par rapport à un pays comme les États-Unis. À peine 4 à 5% des salariés télétravaillaient. Il y avait vraiment une culture du travail sur site, encore plus dans le public que dans le privé. Aujourd’hui, 40% des salariés télétravaillent au moins un jour par semaine, le changement est donc massif et semble bel et bien s'inscrire dans la durée.

Comment villes et territoires se sont-ils adaptés à cette hybridation des modes de travail ?

Jean Viard : L’heure étant à la réduction des espaces de bureau, que les entreprises ont construit massivement avant la pandémie, que faire désormais de ces espaces vacants ? Face à la crise de l’immobilier que nous connaissons, se pose naturellement la question de la conversion de ceux-ci en logement. Pour les pouvoirs publics, cela implique d’une part de négocier avec les promoteurs immobiliers pour permettre cette conversion, en prenant notamment en compte la nécessaire perte de valeur, les immeubles de bureau étant plus chers que ceux d'habitation.

De l’autre, il faut organiser la conversion des quartiers où se trouvent ces logements en lieux de vie et d’habitation. Ce que l’on constate dans plusieurs grandes villes (Paris, Bordeaux, Marseille...) c’est que les entreprises concentrent leurs bureaux restants sur des lieux plus chers et prestigieux, et abandonnent leurs locaux situés en périphérie. Or, ces quartiers périphériques ne sont pas conçus pour être habités : on y trouve surtout des restaurants ouverts le midi et destinés aux travailleurs, il n’y a pas d’école ni de lieu où tisser du lien social... Il y a ici tout un travail à effectuer de la part des collectivités locales pour donner aux gens envie d’aller vivre dans ces quartiers.

Alexandra Villegas : Il y a aussi tout un enjeu sur les services intégrés situés à proximité des espaces de bureaux : comme les personnes ont désormais deux jours de télétravail hebdomadaires, elles se sont organisées différemment pour faire leurs achats, et font moins leurs courses en sortant du bureau. Cela signifie qu’un endroit comme la Défense, avec tout un espace commercial organisé autour d’immeubles de bureaux, doit se réajuster.

Plus généralement, c’est toute la division des villes entre zones résidentielles, professionnelles et commerciales qui est remise en question, au profit de structures plus mixtes et équilibrées. Cela s’inscrit dans le mouvement de la ville du quart d’heure, avec l’idée que chaque quartier doit proposer aux habitants tous les services dont ils ont besoin à une distance raisonnable. C’est l’idée du futur plan local d’urbanisme bioclimatique de la ville de Paris : encourager la mixité fonctionnelle en réintégrant des logements dans les zones de bureau et des bureaux dans les zones résidentielles afin de limiter les migrations pendulaires. Le tout en intégrant davantage de transports doux, de logements étudiants... On s’éloigne des bureaux forteresses en vase clos avec restaurants d’entreprises et zones commerciales, le bureau s’ouvre davantage sur la ville.

À Lyon, nous avons par exemple travaillé sur le concours pour la transformation du centre d’échange multimodal de Perrache, un bâtiment typique des années 1970, orienté vers le tout-voiture, installé juste au-dessus de l’autoroute avec quatre étages de parking. Il s’agissait de le relier davantage au reste de la ville et de repenser le programme en en faisant un pôle avec hôtel, bureaux, logements, potager collectif, restaurants et zones d’animations ouverts aux habitants du quartier.

Comment ces questions se posent-elles en dehors des grands centres urbains ? Quels sont les visages de l’hybridation dans les villes moyennes et à la campagne ?

Alexandra Villegas : On compte beaucoup de projets publics de reprise de friches industrielles, avec pour ambition de redynamiser la région concernée. On voit également des gares SNCF qui intègrent des espaces de travail collaboratif, permettant aux personnes qui arrivent par le train de disposer d’un lieu où travailler dès leur arrivée. Ce genre de projet peut servir de locomotive pour le développement de tout un quartier, en entraînant ensuite la construction de logements, de zones commerciales ou d’une salle de sport, avec également une réflexion sur les modes de mobilité les plus adaptés.

Tout cela se fait naturellement en concertation avec les collectivités, qui souhaitent redynamiser la zone en question et aident à définir un plan de développement dans cette optique. La construction de bureaux étant souvent ce qui, à travers les impôts, va contribuer à apporter les financements nécessaires.

Jean Viard : Le télétravail a introduit un nouveau rapport au temps. On ne travaille plus à horaires fixes : certains aiment par exemple faire la sieste et compenser en travaillant plus tard le soir, prendre des jours la semaine et travailler le week-end... Mais aussi un nouveau rapport à l’espace, avec des milliers de personnes qui peuvent désormais travailler de n’importe où. Cela ouvre des opportunités indéniables pour les territoires.

De mon côté, j’ai par exemple investi dans un projet de tiers-lieu en Bretagne, en rachetant un hôtel situé en pays bigouden. Leur problème était qu’ils affichaient complet pendant la saison touristique, mais peinaient à attirer du monde pendant le reste de l’année. Nous avons proposé une solution en louant les chambres mensuellement pour des travailleurs saisonniers et indépendants en période creuse, en ouvrant une dizaine de bureaux fixes, loués à l’année, ainsi que deux espaces pour organiser des séminaires, et en dispensant des services numériques aux habitants de la région (cours d'éducation au numérique pour les plus jeunes, aide à la déclaration des impôts pour les plus âgés...). Le projet a reçu une subvention de 150 000 euros de la part de l’État dans le cadre de l’aide au développement des tiers lieux, et compte désormais 169 actionnaires. Bien sûr, il y a également des dérives sur ce type de projets, avec de simples gares ou bureaux de poste qui se présentent comme des tiers lieux, mais la dynamique est bien là.

Ce nouveau rapport à l’espace est également en train de faire renaître des régions qui périclitaient. Une ville comme Reims, par exemple, qui compte de bonnes écoles, une vie culturelle dynamique, et est à 40 minutes de Paris en train devient soudain très attractive pour des personnes employées à Paris qui, grâce au télétravail, peuvent s’installer à Reims et prendre le train pour se rendre au bureau quelques jours par semaine. Même chose pour la vallée de la Loire. La SNCF avait d'ailleurs bien anticipé cette tendance en lançant un abonnement spécial télétravail dès la rentrée 2020...